L'OEIL DE L'AMOUR
Tu. sais déjà fort bien que le silence ou la
conversation, le jeûne ou la nourriture commune, la
solitude ou la vie en communauté, ne sont pas en
eux-mêmes notre vraie fin. lls peuvent être des
moyens d'atteindre cette fin, s'ils sont employés
légitimement et avec discrétion ; sinon, ce sont des
obstacles plutôt que des secours.
Chaque fois donc que tu te trouves en présence de
pratiques de ce genre, dont l'usage peut être bon
ou mauvais, si tu veux être humble, ne te laisse pas
aller aux recherches inquiètes de tes facultés pour
savoir ce qui est le meilleur. De ces deux attitudes
opposées, prends l'une dans une main, l'autre dans
I'autre, et choisis pour toi ce qui est caché entre les
deux ; cela te permettra d'user ou de ne pas user
de l'une des deux, à ton gré et en pleine liberté
d'esprit, sans encourir aucun blâme.
Tu me demanderas alors : qu'est-ce qui est ainsi
caché entre les deux ? Et je te répondrai : C'est
Dieu ! Dieu pour qui tu dois te taire, si tu dois rester
silencieux ; Dieu pour qui tu dois parler, si tu dois
parler ; Dieu pour qui tu dois jeûner ou ne pas
jeûner, vivre en communauté ou solitaire, selon le
cas. Car le silence n'est pas Dieu, ta parole n'est
pas Dieu ; et il en est de même de toutes ces
pratiques opposées. Dieu se trouve caché entre
elles, et ne peut être trouvé par aucune opération
de l'âme si ce n'est par l'amour de ton cæur.
L'intelligence ne peut le connaître, ni la pensée le
trouver ; il ne peut être saisi par le raisonnement,
mais il peut être aimé et choisi par la volonté
sincèrement aimante de ton cæur.
Choisis-le donc, et tu seras silencieux tout en
parlant ; comme tu parleras tout en gardant le
silence, et ainsi du reste. Ce choix de Dieu par
amour, réalisé en écartant toute autre chose, cette
recherche de lui dans la volonté sincère d'un cæur
pur, en passant entre ces exercices qui s'offrent à
nous comme but et fin de notre considération
spirituelle, voilà sans contredit la manière;la plus
noble de poursuivre et de chercher Dieu qu'une
âme contemplative puisse pratiquer ou apprendre
en cette vie. Peu importe si, dans cette recherche,
elle ne voit rien que puisse percevoir l'oeil spirituel
de la raison ; car il te suffit ici-bas que Dieu soit ton
amour et ta seule préoccupation, le choix et le but
de ton coeur, même si, de toute la vie, tu n'en vois
rien avec les yeux de l'intelligence.
Le trait que lance ce mouvement aveugle, c'est-à-,
dire la flèche acérée de I'amour et du désir, ne
manque jamais ; son but qui est Dieu. Ne l'a-t-il pas
dit lui-même au Livre de l'Amour, lorsqu'il s'exprime
ainsi : "Tu as blessé mon cæur, ma sæur, mon
amie et mon épouse, tu as blessé mon coeur par un
seul de tes regards !"
L'âme a deux yeux, la raison et l'amour, La raison
nous permet de saisir la puissance de Dieu, sa
sagesse et sa volonté dans les créatures, non pas en
lui-même. Mais lorsque la raison défaille, alors
désire, aime, et apprends à exercer ton amour ;
car c'est par l'amour que nous pouvons le
percevoir, le trouver et l'atteindre en lui-même.
C'est un oeil merveilleux que l'amour, et c'est de
l'âme aimante seule que le Seigneur a dit : 'Tu as
blessé mon cæur avec un seul de tes yeux".
L'amour dont il parle ici est aveugle sur bien des
points : il ne voit que la seule chose qu'il cherche,
et c'est pourquoi il la trouve et la goûte ; il atteint le
but qu'il a visé et blesse sa proie bien plus vite que
si son regard se dispersait sur nombre d'objets,
comme le fait la raison, en examinant et comparant
entre eux tant d'objets divers, le silence et la
conversation, le jeûne et la nourriture et le reste,
pour savoir quel est le meilleur.
L'Épître sur la Discrétion
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire