La Parabole du berger,
St Jean 10,1-20
En ce temps-là, Jésus dit aux pharisiens : «Je suis le Bon
Pasteur". Le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis. Le
mercenaire, celui qui n’est pas le pasteur, à qui les brebis n’appartiennent
pas, voit-il venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit. Et le loup les
emporte et les disperse. Le mercenaire s’enfuit parce qu’il est mercenaire et
qu’il ne se soucie pas des brebis.
«Je suis le Bon Pasteur; je connais mes brebis et mes brebis me connaissent,
comme le Père me connaît et que je connais le Père. Et je donne ma vie pour mes
brebis. J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie;
celles-là aussi, il faut que je les conduise; et elles écouteront ma voix, et
il y aura une seule bergerie et un seul Pasteur.»
Vous avez entendu, frères très chers, l’instruction qui vous est adressée par
la lecture d’Evangile ; vous avez entendu aussi le péril que nous courons. Voici
en effet que celui qui est bon, non par une grâce accidentelle, mais par
essence, déclare : «Je suis le Bon Pasteur.» Et nous donnant
le modèle de la bonté que nous devons imiter, il ajoute : «Le Bon
Pasteur donne sa vie pour ses brebis.» Il a fait ce qu’il nous a
enseigné; il a montré ce qu’il nous a ordonné. Le Bon Pasteur a donné sa vie
pour ses brebis au point de changer son corps et son sang en sacrement pour
nous, et de rassasier par l’aliment de sa chair les brebis qu’il avait
rachetées.
Il nous a tracé la voie du mépris de la mort, pour que nous la suivions; il a
placé devant nous le modèle auquel nous devons nous conformer : dépenser d’abord
nos biens extérieurs en toute charité pour les brebis du Seigneur, et si
nécessaire, donner même à la fin notre vie pour elles. La première forme de
générosité, qui est moindre, conduit à cette dernière, qui est plus élevée.
Mais puisque l’âme, par laquelle nous vivons, est incomparablement supérieure
aux biens terrestres que nous possédons au-dehors, comment celui qui ne donne
pas de ses biens à ses brebis serait-il disposé à donner sa vie pour elles?
Car il en est qui ont plus d’amour pour les biens terrestres que pour les
brebis, et qui perdent ainsi à bon droit le nom de pasteur. C’est d’eux que le
texte ajoute aussitôt après : «Le mercenaire, celui qui n’est pas le
pasteur, à qui les brebis n’appartiennent pas, voit-il venir le loup, il
abandonne les brebis et s’enfuit.»
2. Il n’est pas appelé pasteur, mais mercenaire, celui qui fait paître les
brebis du Seigneur, non parce qu’il les aime du fond du cœur, mais en vue de
récompenses temporelles. Il est mercenaire, celui qui occupe la place du pasteur,
mais ne cherche pas le profit des âmes. Il convoite avidement les avantages
terrestres, se réjouit de l’honneur de sa charge, se repaît de profits
temporels et se complaît dans le respect que lui accordent les hommes. Telles
sont les récompenses du mercenaire : il trouve ici-bas le salaire qu’il désire
pour la peine qu’il se donne dans sa charge de pasteur, et se prive ainsi pour
l’avenir de l’héritage du troupeau.
Tant que n’arrive aucun malheur, on ne peut pas bien discerner s’il est pasteur
ou mercenaire. En effet, au temps de la paix, le mercenaire garde ordinairement
le troupeau tout comme un vrai pasteur. Mais l’arrivée du loup montre avec
quelles dispositions chacun gardait le troupeau. Un loup se jette sur les
brebis chaque fois qu’un homme injuste ou ravisseur opprime les fidèles et les
humbles. Celui qui semblait être le pasteur, mais ne l’était pas, abandonne
alors les brebis et s’enfuit, car craignant pour lui-même le danger qui vient
du loup, il n’ose pas résister à son injuste entreprise. Il fuit, non en
changeant de lieu, mais en refusant son assistance. Il fuit, du fait qu’il voit
l’injustice et qu’il se tait. Il fuit, parce qu’il se cache dans le silence.
C’est bien à propos que le prophète dit à de tels hommes : «Vous n’êtes
pas montés contre l’ennemi, et vous n’avez pas construit de mur autour de la
maison d’Israël pour tenir bon dans le combat au jour du Seigneur.»
Ez 13, 5. Monter contre l’ennemi, c’est s’opposer par la voix libre de la
raison à tout homme puissant qui se conduit mal. Nous tenons bon au jour du
Seigneur dans le combat pour la maison d’Israël, et nous construisons un mur,
quand par l’autorité de la justice, nous défendons les fidèles innocents
victimes de l’injustice des méchants. Et parce que le mercenaire n’agit pas ainsi,
il s’enfuit lorsqu’il voit venir le loup.
3. Mais il y a un autre loup, qui ne cesse chaque jour de déchirer, non les
corps, mais les âmes : c’est l’esprit malin. Il rôde en tendant des pièges
autour du bercail des fidèles, et il cherche la mort des âmes. C’est de ce loup
qu’il est question tout de suite après : «Et le loup emporte les brebis et les
disperse.» Le loup vient et le mercenaire fuit, quand l’esprit malin déchire
les âmes des fidèles par la tentation et que celui qui occupe la place du pasteur
n’en a pas un soin attentif. Les âmes périssent, et il ne pense, lui, qu’à
jouir de ses avantages terrestres. Le loup emporte les brebis et les disperse :
il entraîne tel homme à la luxure, enflamme tel autre d’avarice, exalte tel
autre par l’orgueil, jette tel autre dans la division par la colère; il excite
celui-ci par l’envie, renverse celui-là en le trompant. Comme le loup disperse
le troupeau, le diable fait mourir le peuple fidèle par les tentations.
Mais le mercenaire n’est enflammé d’aucun zèle ni animé d’aucune ferveur
d’amour pour s’y opposer : ne recherchant en tout que ses avantages extérieurs,
il n’a que négligence pour les dommages intérieurs du troupeau. Aussi le texte
ajoute-t-il aussitôt : «Le mercenaire s’enfuit parce qu’il est mercenaire
et qu’il ne se soucie pas des brebis.» En effet, la seule raison pour
laquelle le mercenaire s’enfuit, c’est qu’il est mercenaire. C’est comme si
l’on disait clairement : «Demeurer au milieu des brebis en danger est
impossible à celui qui conduit les brebis, non par amour des brebis, mais par
recherche de profits terrestres.» Car du fait qu’il s’attache aux
honneurs et se complaît dans les avantages terrestres, le mercenaire hésite à
s’opposer au danger, pour ne pas perdre ce qu’il aime.
Après nous avoir montré les fautes du faux pasteur, notre Rédempteur revient
sur le modèle auquel nous devons nous conformer, quand il affirme : «Je
suis le Bon Pasteur.» Et il ajoute : «Je connais mes brebis —
c’est-à-dire : je les aime — et mes brebis me connaissent», comme pour dire
clairement : «Elles me servent en m’aimant.» Car il ne connaît
pas encore la Vérité, celui qui ne l’aime pas.
4. Maintenant que vous avez entendu, frères très chers, quel est notre péril,
considérez également, dans les paroles du Seigneur, quel est le vôtre. Voyez si
vous êtes de ses brebis, voyez si vous le connaissez, voyez si vous percevez la
lumière de la Vérité. Précisons : si vous la percevez, non par la seule foi,
mais par l’amour. Oui, précisons : si vous la percevez, non en vous contentant
de croire, mais en agissant. En effet, le même évangéliste Jean qui parle dans
l’évangile de ce jour déclare ailleurs : «Celui qui dit connaître Dieu,
mais ne garde pas ses commandements, est un menteur.», 1 Jn 2, 4. C’est pourquoi ici le
Seigneur ajoute aussitôt : «Comme le Père me connaît et que je connais
le Père. Et je donne ma vie pour mes brebis.» C’est comme s’il disait
clairement : «Ce qui prouve que je connais le Père et que je suis connu
du Père, c’est que je donne ma vie pour mes brebis ; je montre combien j’aime
le Père par cette charité qui me fait mourir pour mes brebis.»
Mais parce qu’il était venu racheter, non seulement les Juifs, mais aussi les
païens, il ajoute : «J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de
cette bergerie ; celles-là aussi, il faut que je les conduise; et elles
écouteront ma voix, et il y aura une seule bergerie et un seul Pasteur.» C’est
notre rédemption à nous, venus des peuples païens, que le Seigneur avait en vue
lorsqu’il parlait de conduire aussi d’autres brebis. Et cela, mes frères, vous
pouvez en constater chaque jour la réalisation. C’est ce que vous voyez
aujourd’hui accompli dans la réconciliation des païens. Il a pour ainsi dire
constitué une seule bergerie avec deux troupeaux, en réunissant les peuples
juif et païen dans une même foi en sa personne, comme l’atteste Paul par ces
paroles : «Il est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait
qu’un.», Ep 2, 14. Il conduit les brebis à sa propre bergerie
quand il choisit pour la vie éternelle des âmes simples de l’un et l’autre
peuple.
5. C’est de ces brebis que le Seigneur dit ailleurs : «Mes brebis
écoutent ma voix, et je les connais, et elles me suivent, et je leur donne la
vie éternelle.», Jn 10, 27-28. C’est d’elles qu’il déclare un peu
plus haut : «Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, et il entrera
et il sortira, et il trouvera des pâturages.», Jn 10, 9. Il
entrera en venant à la foi ; il sortira en passant de la foi à la vision face à
face, de la croyance à la contemplation; et il trouvera pour s’y rassasier des
pâturages d’éternité. Les brebis du Seigneur trouvent des pâturages, puisque
tous ceux qui le suivent d’un cœur simple se rassasient en pâturant dans des
prairies éternellement vertes. Et quels sont les pâturages de ces brebis, sinon
les joies intérieures d’un paradis à jamais verdoyant ? Car les pâturages des
élus sont la présence du visage de Dieu, dont une contemplation ininterrompue
rassasie indéfiniment l’âme d’un aliment de vie. Ceux qui ont échappé aux
pièges du plaisir fugitif goûtent, dans ces pâturages, la joie d’un éternel
rassasiement.
Là les chœurs des anges chantent des hymnes ; là sont réunis les citoyens du
Ciel. Là se célèbre une fête solennelle et douce pour ceux qui reviennent de ce
triste et pénible exil terrestre. Là se rencontrent les chœurs des prophètes qui ont
prévu l’avenir ; là siège pour juger le groupe des apôtres; là est couronnée
l’armée victorieuse des innombrables martyrs, d’autant plus joyeuse là-haut
qu’elle a été plus cruellement éprouvée ici-bas ; là, les confesseurs sont
consolés de leur constance par la récompense qu’ils reçoivent; là se
rencontrent les hommes fidèles dont les voluptés du monde n’ont pu amollir la
robuste virilité, là les saintes femmes qui, outre le monde, ont vaincu la
faiblesse de leur sexe, là les enfants qui ont devancé le nombre des années par
la maturité de leurs mœurs, là enfin les vieillards que l’âge a rendus si
faibles, sans pourtant leur faire perdre le cœur à l’ouvrage.
6. Recherchons donc, frères très chers, ces pâturages où nous partagerons la
fête et la joie de tels concitoyens. Le bonheur même de ceux qui s’y
réjouissent nous y invite. N’est-il pas vrai que si le peuple organisait
quelque part une grande foire, ou qu’il accourait à l’annonce de la dédicace
solennelle d’une église, nous nous empresserions de nous retrouver tous
ensemble ? Chacun ferait tout pour y être présent, et croirait avoir beaucoup
perdu s’il n’avait eu le spectacle de l’allégresse commune. Or voici que dans
la cité céleste, les élus sont dans l’allégresse et se félicitent à l’envi au
sein de leur réunion; et cependant, nous demeurons tièdes quand il s’agit
d’aimer l’éternité, nous ne brûlons d’aucun désir, et nous ne cherchons pas à prendre
part à une fête si magnifique. Et privés de ces joies, nous sommes contents !
Réveillons donc nos âmes, mes frères ! Que notre foi se réchauffe pour ce
qu’elle a cru, et que nos désirs s’enflamment pour les biens d’en haut : les
aimer, c’est déjà y aller.
Ne laissons aucune épreuve nous détourner de la joie de cette fête intérieure :
lorsqu’on désire se rendre à un endroit donné, la difficulté de la route,
quelle qu’elle soit, ne peut détourner de ce désir. Ne nous laissons pas non
plus séduire par les caresses des réussites. Combien sot, en effet, est le
voyageur qui, remarquant d’agréables prairies sur son chemin, oublie d’aller où
il voulait. Que notre âme ne respire donc plus que du désir de la patrie
céleste, qu’elle ne convoite plus rien en ce monde, puisqu’il lui faudra
assurément l’abandonner bien vite. Ainsi, étant de vraies brebis du céleste
Pasteur, et ne nous attardant pas aux plaisirs de la route, nous pourrons, une
fois arrivés, nous rassasier dans les pâturages éternels.
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