Eglise catholique romaine, 5ème dimanche de carême
Ceux qui sont familiarisés avec la liturgie orthodoxe savent le
caractère singulier et paradoxal des offices de ce samedi de Lazare. Ce
samedi est célébré comme un dimanche, c’est-à-dire qu’on y fait l’office
de la Résurrection, alors que normalement le samedi est consacré à la
commémoration des défunts. La joie qui résonne dans l’office souligne le
thème principal : la victoire prochaine du Christ sur l’Hadès. Dans la
Bible, l’Hadès signifie la mort et son pouvoir universel, l’inévitable
nuit et la destruction qui engloutit toute vie, empoisonnant de son
ombre dévastatrice le monde entier. Mais voici que par la résurrection
de Lazare, « la mort commence à trembler » ; c’est le début d’un
duel décisif entre la vie et la mort, un duel qui nous donne la clé de
tout le mystère liturgique de Pâques. Pour l’Église primitive, le samedi
de Lazare était « l’annonce de Pâques » ; en effet, ce samedi proclame
et fait déjà apparaître la merveilleuse lumière et la paix du samedi
suivant, le grand et saint Samedi – le jour du tombeau vivifiant qui
donne la vie.
Comprenons bien d’abord que Lazare, l’ami de Jésus, personnifie
chacun de nous et toute l’humanité, et que Béthanie, la maison de
l’homme Lazare, est le symbole de tout l’univers, habitat de l’homme.
Tout homme a été créé ami de Dieu, appelé à l’amitié divine dans la
connaissance, la communion avec lui, pour partager la même vie.
« En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1,4).
Et pourtant, cet ami bien-aimé de Dieu, créé par amour, le voilà
détruit, annihilé par un pouvoir que Dieu n’a pas créé : la mort. Dieu
est affronté en son œuvre même à une puissance qui la détruit et rend
nul son dessein. La création n’est que tristesse, lamentation, larmes et
finalement, mort. Comment est-ce possible ? Que s’est-il passé ? Ces
questions se trouvent latentes dans le récit détaillé que Jean nous fait
de la venue de Jésus à la tombe de son ami.
« Et une fois arrivé à la tombe..., dit l’Évangéliste, il pleura... » (Jn 11,35).
Pourquoi pleure-t-il puisqu’il sait, que dans un instant il
ressuscitera Lazare à la vie ?
Les hymnographes byzantins n’ont pas
toujours su comprendre le vrai sens de ces larmes, les attribuant à sa
nature humaine, alors que de sa nature divine il tiendrait le pouvoir de
ressusciter les morts. Et pourtant l’Église orthodoxe enseigne
clairement que toutes les actions du Christ sont « théandriques »
c’est-à-dire, à la fois divines et humaines, étant les actions du seul
et même Dieu-Homme, le Fils de Dieu incarné. C’est l’Homme-Dieu que nous
voyons pleurer, c’est l’Homme-Dieu qui fera sortir Lazare de son
tombeau. Il pleure... et ce sont des larmes divines ; il pleure parce
qu’il contemple le triomphe de la mort et la destruction de la création
sortie des mains de Dieu. « Il sent déjà... », disent les juifs, comme
pour empêcher Jésus de s’approcher du corps ; terrible avertissement qui
vaut pour tout l’univers, pour toute vie.
Dieu est vie et donateur de vie ; il a appelé l’homme à cette
divine réalité de la vie, et voici « qu’il sent... ». Le monde a été
créé pour refléter et proclamer la gloire de Dieu, et voici « qu’il
sent... ». Au tombeau de Lazare, Dieu rencontre la mort, cette réalité
destructrice-de-vie et spectre-de-désespoir. Il se trouve face à face
avec l’ennemi qui lui a ravi la Création, son bien propre, pour en
devenir le Prince. Nous qui suivons Jésus qui s’approche de la tombe,
nous entrons avec lui, dans « son heure », celle qu’il a annoncée si
souvent comme l’apogée et l’accomplissement de toute son œuvre. Dans ce
court verset de l’Évangile : « et Jésus pleura... », c’est la Croix qui
est annoncée, sa nécessité et sa signification universelle. Nous
comprenons maintenant que c’est parce que Jésus a pleuré, parce qu’il
aimait son ami Lazare, qu’il a le pouvoir de le rappeler à la vie. La
résurrection n’est pas la simple manifestation d’un pouvoir divin, mais
bien plutôt la puissance d’un amour, l’amour devenu puissance. Dieu est
amour et l’amour est vie, il est créateur de vie... C’est l’amour qui
pleure sur la tombe et c’est l’amour aussi qui rend la vie : là est le
sens des larmes divines de Jésus. Elles nous montrent l’amour de nouveau
à l’œuvre – recréant, rachetant et restaurant la vie humaine devenue la
proie des ténèbres.
« Lazare, sors dehors !... »
Voilà pourquoi ce samedi de Lazare inaugure à la fois la Croix,
comme suprême sacrifice de l’amour, et la Résurrection, comme son ultime
triomphe : « Le Christ, l’universelle joie, la vérité, la lumière et la
vie du monde, son éveil, est apparu sur notre terre dans sa bonté,
devenant le signe de la Résurrection, pour accorder à tous la divine
rémission. » (Kondakion du samedi de Lazare).
Alexandre Schmemann, Olivier Clément, Le mystère pascal, Commentaires liturgiques, Spiritualité orientale, N° 16, Abaaye de Bellefontoine, 14-15.
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